Nous vivons depuis notre naissance dans ce que les chercheurs appellent La Grande Accélération. Selon l’encyclopédie collaborative Wikipédia, ce concept finalement assez intuitif peut être défini de la manière suivante:
« La grande accélération est (…) la période la plus récente de l’Anthropocène, époque au cours de laquelle, dans un contexte d’intense mondialisation et accélération des progrès scientifiques et techniques et des communications, les impacts des activités humaines sur la géologie, l’environnement, le climat et les écosystèmes terrestres ont fortement, et de plus en plus rapidement augmenté(…). »
Grâce à l’accélération des progrès technologiques en matière de communication, nous pouvons désormais transmettre des informations à la vitesse de la lumière grâce à la fibre optique. Cette instantanéité des échanges réduit l’espace et le temps pour donner l’impression d’un monde réduit et immédiat, à portée de main tout de suite et tout le temps.
Cette accélération qui part du télégraphe pour terminer aux réseaux sociaux a changé notre rapport au monde. Les actualités se balayent mutuellement et de plus en plus vite, ne laissant plus de place qu’à l’émotion et à la réactance immédiate. Le temps de la réflexion, de la « rumination » et aussi de la discussion se réduit de plus en plus, créant une amnésie collective. Tout s’enchaîne, du scandal people, une pub, un glissement de terrain provoquant plusieurs milliers de morts à l’autre bout du monde, une pub, une polémique nauséabonde d’un éditorialiste, un clash, un reportage « feel good », encore une pub. Avec les système de « feed » ou de tendances sur les réseaux sociaux, la nouveauté permanente met tout sur le même plan, avec le même ton et la même intensité.
Comment hiérarchiser, digérer et prendre la juste mesure de chacune de ces informations? C’est impossible. Des échelles et des domaines très divers entrent en interdépendance : un pangolin et la vie sociale et économique de l’humanité toute entière, le plaisir promis d’une sucrerie industrielle et la déforestation, la science des algorithmes et le complotisme… Finalement, « tout » concerne tout le monde mais personne ne peut se saisir individuellement de ces enjeux. Ce retour en temps réel toujours plus riche d’informations nous sidère quand elle ne nous endort pas.
Selon encore Paul Virilio, qui n’avait connu que les prémisses de la révolution numérique, ce phénomène rentre en contradiction avec la temporalité du débat démocratique. Les scandales et controverses politiques s’enchaînent et se remplacent mutuellement à un tel rythme que les citoyens se désintéressent, résignés, d’un système dont seuls les professionnels peuvent soutenir le rythme. Cette amnésie, nous l’avons observé dans différents pays, est exploitée par des candidats qui peuvent se faire élire sur un coup de communication, d’émotion, de déni de vérité.
Cette accélération que l’on peut qualifier de tyrannique, car personne ne peut s’opposer à elle, va de pair avec une désynchronisation avec les rythmes du Vivant. Les humains s’imposent à eux même et à leur environnement un rythme d’accélération exponentielle qui détruit tous les rythmes trop lents pour satisfaire ce système en emballement permanent (renouvellement des cycles biogéochimiques, des forêts, des énergies, des sols, des animaux…). Chez les humains le tableau n’est pas mieux: burn-out, perte de sens, consommation mondiale et croissante d’anxiolytiques et de somnifères, stress chroniques et addictions diverses. Cette grande accélération emprisonne l’humain, qui ne peut pas punir la vitesse, « puissance non sanctionnée ni sanctionnable » pour Paul Virilio. Nous sommes chacun.e pris.e dans ce tourbillon du quotidien qui nous soulève et éloigne de notre milieu « naturel » pour nous rendre hors-sol, dépendant.e et isolé.e.
Le dilemme crucial des engagements écologiques est de savoir s’ il faut « faire grève » de cette machine en pleine accélération (vivre en décroissance) ou essayer de prendre les commandes et freiner avec (changer le système de l’intérieur). Ce dilemme « militant » est difficile à dépasser, mais il semble tout de même sage d’affirmer que ces approches sont complémentaires et ne s’opposent pas.
Nos sociétés sont devenues arythmiques, se confondent jours et nuits, saisons, jours chômés contre jours travaillés. Les rituels collectifs sont brouillés et confondus. L’arythmie de notre mode de vie ne nous émancipe pas d’une bonne vieille routine mais nous a emprisonné dans le présent et l’immédiateté. Notre économie financière est pilotée par des algorithmes et des ordinateurs qui vendent et achètent des actions à l’échelle de la nanoseconde. L’économie humaine échappe même au cerveau humain, pour des conséquences qui nous dépasseront certainement.
La parenthèse historique de cette grande accélération nous a doté d’outils aussi délétères que émancipateurs. Toute technique est un pharmakon, comme le présente le philosophe Bernard Stiegler. Ce terme grec désigne à la fois le remède ou le poison, selon l’usage que l’on en fait. Notre défi est de tirer le meilleur des progrès techniques des derniers siècles pour en distiller les technologies qui nous aideront à nous émanciper par un travail qui relèvera les défis sociaux et environnementaux. Passer d’un Progrès qui nous a séparé du Vivant à un progrès technique qui harmonise l’humain avec son milieu. Internet peut servir à une démocratie mondiale, décentralisée. Actuellement, son fonctionnement est modelé par les intérêts privés de quelques entreprises: il pourrait en être autrement, comme l’explique Bernard Stiegler dans ce podcast.
Ainsi, si nous voulons bâtir une société véritablement écologique, « il faut éteindre la démesure plutôt que l’incendie » comme le dit Paul Virilio en reprenant le philosophe Héraclite. L’écologie jusqu’à maintenant s’est trop préoccupée de l’incendie (pollutions et « externalités négatives »). Cette approche ne s’attaque pas à la racine du problème qui est culturel: la démesure, c’est-à-dire notre culture de démiurges qui n’a d’autres raisons d’exister que de grossir, quoi qu’il en coûte, quels que soient les incendies provoqués.
L’Ecologie par la culture, c’est s’acculturer des autres rythmes et formes de vies humaines et non-humaines. C’est une culture qui synchronise les différents rythmes des vivants pour que les liens qui les unissent soient bénéfiques pour chaque partie. C’est ce que met en pratique la permaculture et la « fermacculture », qui cherchent avant tout à favoriser la diversité dans les systèmes agricoles. Ici, l’humain n’est pas un exploitant agricole mais un « accordeur » agricole. Il ne cherche pas à imposer son rythme aux autres éléments, à domestiquer la Nature. Il s’agit bien pour l’humain de s’acculturer aux autres parti-prenantes de la culture et à leur rythme particuliers (lombrics, tomates, « mauvaises » herbes, rongeurs, arbres, eau…). C’est l’humain qui, en synchronisant ses actions aux rythmes des saisons, de la vie du sol et des plantes, réussit à tirer toute la richesse et toute l’abondance que peut produire la Nature quand elle a le temps de s’exprimer.
Ce principe est à généraliser pour toute (agri)culture.