Pour l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston, autrice de « L’espèce fabulatrice », la seule chose fondamentale qui distingue l’humain des autres animaux est la capacité et la nécessité de donner du sens à sa propre existence et donc au monde.
Cette mise en récit du monde exclusive à l’homo sapiens est le principal moteur de son extraordinaire percée dans l’histoire du Vivant, avec les conséquences que nous connaissons aujourd’hui. Parler, croire, prier et nommer, c’est interpréter et se raconter une fiction sur le réel, seul ou à plusieurs. Economie, monnaie, institutions politiques, autant de structures qui conditionnent notre quotidien fondés sur la croyance et la fable. Dieu, Moi, Nous et Eux, autant de fables absolument nécessaires à la stabilité et à la perpétuation de nos existences individuelles, et donc de notre espèce. Sans nos fictions, l’humain ne serait pas.
Nous projetons du sens sur le monde pour pouvoir nous lever le matin, aller travailler, fonder une famille, faire des enfants, et accepter notre mort. Nous croyons dans tout ce que nous faisons, et même les mathématiques n’échappent pas à des axiomes « irrationnels » comme l’ont montré les théorèmes d’incomplétude de Gödel (et ce n’est pas grave!).
La mise en récit de toute chose est à la fois terrifiante et rassurante: elle nous désoriente car elle met en doute et relativise notre culture et notre identité personnelle, mais rend possible l’émancipation de celles-ci vers des horizons meilleurs. En d’autres mots, prendre conscience que notre condition d’humain, c’est une fiction incontournable, et le premier pas vers une liberté possible.
Sans tomber dans un nihilisme désenchanté facile à l’ère de la post-vérité, la mise en lumière de nos récits inconscients est nécessaire pour relever (par exemple) les défis de l’Anthropocène. Remonter aux fictions qui nous ont entrainé dans cette situation, les questionner et pourquoi pas les remplacer par d’autres, moins nocifs pour nous: voilà une piste d’action sérieuse.
C’est donc ici que l’on parle de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires, et de leur puissance. Un changement matériel du monde (insérer l’économie humaine dans les limites planétaires) ne peut se faire, et ce de manière réciproque et simultané, avec un changement “idéaliste” (un nouveau sens pour notre société post-capitaliste et pour ses individus).
Ainsi, nous pouvons nous poser la question : quelle est la fiction principale de notre société occidentale, d’où vient-elle et où compte-t-elle aller? Sortie des griffes d’une Nature hostile, la rationalité de l’esprit humain illumina alors la société sur la route du Progrès, vers la liberté. Dans le même temps, Dieu qui meurt et le monde se désenchanta pour mieux accélérer le Progrès, qui devint le seul sacré. Le problème étant, deux siècles plus tard, que la traduction du Progrès en politique n’a pas dépassé la croissance économique matérialiste comme fin en soi. Les leaders politiques mondiaux et locaux ne jurent alors que par elles, se sacrifient pour elles, font des danses de l’austérité pour invoquer son retour dans les temps difficiles… L’inflation et la dette (exemples les plus purs de fictions sociales) sont devenues les démons à combattre avec acharnement. La puissance de ces conventions n’étant pas à sous-estimer, une crise financière où une forte inflation peut détruire un pays et modifier affreusement la condition matérielle de millions de personnes. Mais c’est justement parce que personne n’arrête d’y croire que les conséquences sont désastreuses. Le jeu devient insoutenable pour 99% des joueurs mais personne ne décide de se lever pour quitter le plateau ou réécrire des règles. Il ne manque ni de papier ni d’encre, il manque un recul nécessaire pour relativiser les règles du jeu qui nous étaient imposées de facto, et la puissance de création pour réécrire d’autres règles.
Pour débuter ce travail nécessaire de réécriture, le livre de Nancy Huston nous aide à mettre en lumière nos propres fictions, pour mieux les dépasser. Elle montre par mille chemin la puissance de ces récits sur nos vies et nos sociétés, tout en proposant de réécrire nos propres fictions en conscience.
Ce n’est qu’en acceptant notre nature fabulatrice que nous pourrons nous changer et nous émanciper de nos vraies contraintes qui, dans un contexte d’urgence écologique et sociale, devient une véritable question de survie.