Ce titre racoleur et caricatural cherche uniquement à hameçonner un.e lecteur.ice pris.e dans le flot des algorithmes du capitalisme cognitif. Il déforme une idée plus subtile qui mérite bien un développement argumenté. Commençons d’abord avec les mots d’un grand poète de la seconde moitié du siècle passé, Yves Bonnefoy :
« La poésie est nécessaire. Ce qui ressort de la poétique de notre époque, {…} c’est que cette nécessité n’est plus évidente, aux yeux de ceux mêmes qui s’occupent de poésie, puisque, des jeux, il y en a d’autres {…}; et quant aux transgressions, dont on crédite volontiers les poèmes, c’est dans des textes qu’elles se produisent, ce qui signifie qu’elles ne remuent que des mots, et qu’elles ne sont en cela qu’un des divertissements dont se conforte le conformisme. {…}
La poésie est-elle possible dans une société qui laisse envahir ses conduites, son enseignement, sa parole par les mots de la technologie, du commerce, ceux qui ne savent plus l’infini qui est intérieur à l’objet naturel et incitent donc un autre infini, celui du rêve, à se déployer, mais bien pauvrement, parmi les stéréotypes publicitaires? Ne va-t-elle pas être repoussée toujours plus vers le monde des marginaux, que l’on prive de responsabilités autant que de moyens d’existence? On peut certes craindre pour l’avenir de la poésie quand les journaux nous donnent à douter chaque jour de, tout simplement, l’avenir de la vie humaine sur sa planète polluée. Mais n’oublions pas non plus que la poésie obéit à un type de causalité très particulier, celui de la réaction. En chacun de ses grands moments dans l’histoire moderne, elle apparaît moins le reflet d’une situation de l’esprit qu’une révolte à l’encontre de celle-ci. La poésie naît de sa propre carence. C’est là un fait qui justifie tout de même quelque espérance, en cette fin d’un siècle et d’un millénaire. Car si la carence devient extrême, peut-être la poésie débordera-t-elle ce lieu trop étroit où présentement elle se produit dans des œuvres trop personnelles, trop peu nourries de la parole commune, et cela pour devenir à nouveau une expérience de tous.
Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990)
La poésie devrait donc nécessairement ressurgir en cette période où les flux d’informations accélèrent et s’intensifient jusqu’à la nausée, au point d’atteindre un état d’amnésie collective où chacun.e se retrouve pris.e dans le flux, victime des nouveaux maux du siècle, entre burn-out, perte de sens et solastalgie. A force de vouloir gagner du temps nous avons perdu le monde, disait déjà dans les années 1970 le philosophe Paul Virilio. Un système basé sur l’accélération et le forçage de tous les possibles nous amène à notre perte, en détruisant à la fois le sens de nos existences et les conditions même de survie sur notre planète. Ce flux est à la fois une structure matérielle, et un complexe idéologique qu’il s’agit de démanteler simultanément. Si le projet économique de la dite décroissance, en formation, s’attèle au côté matériel de sortie du flux croissanciste pour conserver l’habitabilité de nos territoires, il nous faut nous doter d’une approche fictionnelle, symbolique et « idéaliste » pour recréer un sens commun et individuel au mieux appauvri et uniformisé, au pire déraciné et détruit. La résignation des citoyen.ne.s doit être combattue si nous voulons basculer vers un système collectif protecteur et émancipateur pour l’individu. Pour ce faire, il faut redonner du sens. Comme nous l’avons vu, la crise écologique est une crise de sens (en tout cas pour nos démocraties libérales occidentales), et cultiver « le sens poétique » est une piste transversale à ne pas négliger.
La poésie crée des états de communions entre l’individu et son milieu, hors de tout dogmatisme (Marc Eigeldinger). Cultiver ces états poétiques et les rendre accessibles favorise la création de liens intimes, plein de sens, entre les personnes et leur environnement immédiat. Cette attention particulière à ce qui nous entoure, cette attitude « poétique » est très loin de la rêverie oisive et paresseuse. Elle écrème le superflu des besoins et désirs essentiels à une vie harmonieuse, tout en requestionnant notre quotidien.
Habiter le monde, c’est-à-dire stimuler le sens poétique le temps d’un instant ou d’une vie, c’est tout simplement se mettre consciemment face à quelque chose de plus grand que soi. Appelez-le Sacré, Dieu, Vivant, Nature ou Univers. Une sensation de compassion, la conscience intime et le sentiment grisant que d’autres entités sont là, devant nous, existantes. Chaque moment poétique est un sentiment d’appartenance, peut-être le plus grand qui soit. Il ne doit absolument pas être réservé à une élite: il peut et doit être le plus accessible possible.
Les arts et la poésie, ce que nous qualifierons de moments « esthétiques » mettent en harmonie, en résonance un observateur et ce qu’il regarde. Pris dans un de ces moments (regarder un coucher de soleil, prendre conscience de l’âge d’un vieil arbre qui vous surplombe, lire un poème ou regarder un tableau, un film qui vous hérisse le poil); tout cela relève de la prise de conscience sincère de ce qui se trouve là, devant vous. L’objet attendait juste qu’on le considère avec un certain regard, pour que son existence devienne subitement exceptionnelle, sacrée, belle, avec une valeur en soi. Ce regard particulier, c’est le regard sensible, artistique ou encore poétique.
Le poète et l’artiste ne font qu’une seule chose, c’est de rendre exceptionnel, digne d’attention et d’émerveillement les choses normalement invisibles. Il faut, et ce n’est pas chose aisée, que nos produits culturels, c’est-à-dire l’ensemble de nos créations, ne participent pas à nous détourner de ce qui est autour de nous. Car toutes les choses dont nous dépendons de, (non-humains, solidarités, biens communs…) sont occultées par un récit dominant uniformisant qui promeut un individu tout puissant et autonome. Il est urgent de rendre visibles et sensibles les liens qui nous unissent dans nos conditions de vivants, et ce de manière la plus variée possible. C’est pour cela que les artistes et poètes sont essentiels à la transformation de notre culture commune, qui doit mettre en lumière plus généralement (nous ne voulons en aucun cas restreindre l’Art à une seule tâche) les liens, les interdépendances et les vulnérabilités qui nous unissent entre humains et avec les autres non-humains. Il s’agit de passer d’une société du Spectacle à une société du Lien.
Car « protéger la planète », « sauver le Climat » et « défendre l’environnement » ne peuvent se faire que s’ il y a un lien conscient et désirable entre les personnes et ces objets de défense. On ne peut pas protéger ce à quoi nous ne sommes pas sensibles. En se sensibilisant donc, au sens fort du terme, nous pouvons commencer à agir car nous avons une raison intime autre que rationnelle qui nous pousse à l’action. Lorsqu’on regarde sincèrement un arbre ou plus généralement son environnement immédiat et qu’on prend la mesure de son existence, on en devient responsable, c’est-à-dire répondant au fait qu’il existe dans le même monde que soi.
Comme Yves Bonnefoy et une multitude d’autres depuis plus de deux siècles, nous défendons ainsi l’idée que la poésie est une arme pratique et un remède nécessaire à la crise culturelle que nous traversons. Atterrissage plutôt que retour en arrière réactionnaire ou fuite en avant techno-solutionniste, c’est en célébrant notre vulnérabilité et notre appartenance au Vivant que nous pouvons trouver un sens à nos existences individuelles et collectives.
En complément, un poème de Fernando Pessoa dont l’œuvre est un concentré explicite de communions entre soi et la Nature, hors de tout dogmatisme ou philosophie. C’est une écologie de l’immédiat qui se concentre et se satisfait de la simple expérience d’être au monde. Il nous montre avec des mots simples le bonheur profond lorsqu’on prend sincèrement conscience des choses autour de soi :
« Mon regard est net comme un tournesol.
J’ai l’habitude d’aller par les chemins, Jetant les yeux de droite à gauche,
Mais en arrière aussi de temps en temps… Et ce que je vois à chaque instant
Est ce que jamais auparavant je n’avais vu, De quoi j’ai conscience parfaitement.
Je sais éprouver l’ébahissement De l’enfant qui, dès sa naissance, S’aviserait qu’il est né vraiment…
Je me sens né à chaque instant
À l’éternelle nouveauté du Monde…
Je crois au monde comme à une pâquerette,
Parce que je le vois. Mais je ne pense pas à lui
Parce que penser c’est ne pas comprendre…
Le Monde ne s’est pas fait pour que nous pensions à lui (Penser c’est avoir mal aux yeux)
Mais pour que nous le regardions avec un sentiment d’accord…
Moi je n’ai pas de philosophie : j’ai des sens…
Si je parle de Nature, ce n’est pas que je sache ce qu’elle est, Mais parce que je l’aime, et je l’aime pour cette raison
Que celui qui aime ne sait jamais ce qu’il aime,
Ni ne sait pourquoi il aime, ni ce que c’est qu’aimer…
Aimer, c’est l’innocence éternelle,
Et l’unique innocence est de ne pas penser.
Fernando Pessoa.
Matières à grignoter pour approfondir cette réflexion :
Livres:
Une idée d’où nous voulons aller : Collectif, Relions-nous ! La Constitution des liens – L’an 01,Paris, Les Liens qui Libèrent, 2021.
Une idée d’où nous parlons : Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
Poésies :
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux, et autres poèmes d’Alberto Caeiro, Paris, Poche, 1983.
Une anthologie-manifeste plus de cent cinquante auteurs qui rappellent la nécessité d’ « Habiter poétiquement le monde »
Podcasts:
Avoir raison avec Paul Virilio (vitesse, accélération et déconnexion avec le Vivant) :
Pour avoir une vue d’ensemble sur les liens entre arts et l’environnement, un podcast en 4 épisodes sur les liens entre art et écologie